Covid-19 • Évaluation des risques dans le domaine de la pratique musicale – V

07/09/2020

Aérosols chez les vents : des différences sensibles d’émission selon le type d’instrument !

Soupçonnée dès le début de la pandémie, la crainte d’une propagation accrue du virus via les instruments à vent a donné lieu depuis à de nombreuses études scientifiques, lesquelles ont notamment permis de montrer que si la situation reste préoccupante, la projection de gouttelettes supposées être le vecteur principal de contamination n’atteignait certainement pas les distances alarmistes évoquées dans un premier temps et allant au-delà de 5, voire de 7 mètres !

Une nouvelle étude réalisée par des chercheurs de l’Université du Minnesota et publiée en preprint1sur le serveur de medRxiv le 11 août dernier confirme que les instruments à vent sont bien une source de production d’aérosols, mais que le niveau de production dépend du type d’instrument et des conditions de jeu (intensité, articulation et technique de respiration).

Cette étude fournit des éléments d’information très intéressants au regard des modalités d’inclusion des bois et cuivres dans les ensembles, mais également pour la pratique individuelle durant les cours d’instrument qui débuteront dans quelques jours à peine au sein des conservatoires et des écoles de musique, sur l’ensemble de notre pays.

Gouttelettes ou aérosols ?

C’est un fait établi, semble-t-il aujourd’hui : le chant et le jeu sur instruments à vent produisent, dans certains cas, une quantité d’aérosols plus élevée que la respiration ou la parole normales, donnant même à penser que ce type d’activités pourraient entrer dans la catégorie des superpropagations, notamment si le chanteur ou l’instrumentiste est infecté de manière asympto­matique.

Pour autant, la transmission du virus par aérosol est-elle avérée ? Là réside toute la question aujourd’hui !

Pendant les premières semaines épidémiques, un modèle classique des maladies infectieuses respiratoires prévalait pour la Covid-19. Ce modèle reposait sur l’idée que la contamination n’était due qu’aux gouttelettes ou postillons, lesquels pouvaient parcourir, en situation normale, la distance d’un mètre environ, d’où la mesure de distanciation sociale bien connue de tous. Cela étant, la succession d’événements de propagation dans des lieux confinés a rapidement fait surgir l’idée d’une possible transmission par voie aérienne, — via les aérosols —, et l’OMS a fini par reconnaître, courant juillet, cette probabilité dans un communiqué faisant suite à l’alerte d’un groupe de médecins. Il n’en fallait pas plus pour que l’usage du masque se généralisât, comme c’est le cas aujourd’hui, principalement dans les lieux fermés ou à forte affluence.

Que mesure-t-on ?

Les premières recherches2ont tout d’abord porté sur l’importance des flux et des déplacements d’air qu’émettent les instrumentistes à vent. Alors que les cuivres induisent un flux d’air d’une portée de moins d’un demi-mètre de la sortie de leur instrument, ces premières études, rassurantes, ont établis que pour les bois, si la portée peut dépasser le mètre, elle ne peut aller, à l’exception de la flûte traversière, au-delà de 1,70 mètre.

L’étude des chercheurs de l’Université du Minnesota porte cette fois sur la mesure de la quantité d’aérosols émis par 10 instru­ments à vent, et cela à différents niveaux d’intensité sonore ou selon divers types d’articulation. Un calibreur de particules aérodynamiques (APS, TSI modèle 3321) est utilisé pour mesurer simultanément la concentration et la taille des aérosols lors de différentes activités respiratoires, celles de la respiration et la parole, qui servent de mesures de référence, et celles liées au jeu instrumental. Les chercheurs montrent ainsi que si production d’aérosols il y a, celle-ci varie par ordre d’importance, en fonction du type d’instrument et des styles musicaux, ainsi que selon la conception de l’instrument et les techniques respiratoires propres à chaque type d’instrument. Ils peuvent ainsi classer les instruments en niveaux de risque faible (tuba), intermédiaire (piccolo, flûte, clarinette basse, cor et clarinette) et élevé (trompette, trombone basse et hautbois), sur la base d’une comparaison de leur production d’aérosols avec celle de la respiration et de la parole normales.

Cette étude ne se contente pas de révéler les ordres de grandeur de la variabilité de la génération d’aérosols entre différents instruments et modèles musicaux, mais cherche également à élucider le lien entre la génération d’aérosols au regard de la conception de l’instrument et des caractéristiques de respiration dans différentes situations musicales.

10 instruments et 15 instrumentistes

L’étude a porté sur 15 musiciens professionnels en bonne santé, âgés de 35 à 60 ans et pratiquant les instruments suivants : trompette, trombone basse, cor, tuba, flûte, piccolo, basson, hautbois, clarinette et clarinette basse. Pour chaque instrument, trois niveaux d’intensité et deux types d’articulation (liée et détachée) ont été testés, deux techniques spécifiques à la musique contemporaine étant, en outre, testées avec la flûte.

Les scientifiques ont découvert que la quantité émise d’aérosols par ces dix instruments allait d’environ 20 à env. 2400 particules/L, ce qui entre dans la gamme de la respiration et de la parole normales qui est, respectivement, d’environ 90 et env. 230 particules/L.

Types d’instruments

L’étude montre que le tuba émet moins d’aérosols que si l’interprète respire normalement, alors que la trompette, le hautbois et le trombone basse produisent davantage de particules que pour la parole normale. On peut donc en déduire que le tuba est un instrument à faible risque de transmission par voie aérienne, alors que le trombone est associé au risque le plus élevé. Les cuivres produisent des aérosols en proportion inverse à la longueur de leur perce, car avec des perces plus longues et plus étroites, l’aérosol a tendance à se déposer à l’intérieur et à ne pas atteindre la sortie. L’embouchure a également un impact sur la quantité d’aérosol émis chez les bois, en particulier avec la flûte et le piccolo où l’air s’échappe directement. C’est ce qui produit la plus faible concentration, car la plupart des particules se déposent près de l’entrée. La fuite d’air près de l’entrée est également maximale avec les instruments à jet d’air3. Ce type de dépôt diminue à mesure que l’on passe des instruments à anche simple (clarinette et clarinette basse) aux instruments à anches doubles (hautbois et basson). Cependant, du fait de la longueur de sa perce et bien qu’il s’agisse d’une anche double, le basson produit la plus faible concentration d’aérosol. La clarinette basse a également une concentration plus faible que la clarinette pour la même raison. Enfin et bien que le basson soit un bois d’une longueur comparable au trombone basse, la quantité d’aérosols émise est moindre pour le basson du fait de la forme circulaire et conique du bocal, en comparaison de l’embouchure circulaire du trombone. Outre la concentration des particules, les instruments à vent génèrent tous des particules dont la distribution de taille est la même, laquelle est plus grande que celle observées en situation de respiration ou de parole normales, du fait de l’exhalation énergique avec le jeu de tels instruments.

Dynamique et types d’articulation

À mesure que l’intensité du souffle augmente, le débit d’air croît, mais les fuites et les dépôts d’aérosols à l’entrée de la perce augmentent également, ce qui entraîne une concentration plus faible aux sorties. Ainsi, lorsque les instruments sont principalement constitués de perces droites comme avec le hautbois, la clarinette et le basson, l’augmentation de l’intensité sonore produit un accroissement de la production d’aérosols. Alors qu’avec les instruments à jet d’air, le facteur de dépôt prédomine et conduit à une corrélation négative, on remarque qu’avec les instruments longs et complexes dans leurs circonvolutions — c’est le cas du tuba, notamment —, il n’y a aucune corrélation, alors qu’avec les autres instruments de ce groupe (cor, trombone, trompette) l’aérosol de crête est observé avec un niveau d’intensité intermédiaire.

Le fait de jouer legato avec les instruments à embouchure produit plus d’aérosols que le jeu en détaché et il en va de même pour la clarinette basse et le basson. Dans le cas du hautbois et la clarinette, le mécanisme de jeu produit une quantité d’aérosol plus élevée avec le jeu en détaché, un phénomène que l’on observe pas avec la clarinette basse et le basson.

Facteurs individuels

Les instrumentistes qui produisent naturellement plus d’aérosols en parlant ou en respirant, appelés super-émetteurs, produisent également plus d’aérosols lorsqu’ils jouent. Les chercheurs ont constaté des corrélations positives, négatives et nulles dans le cas, respectivement, de la clarinette, du hautbois et du basson. Cela est dû à l’utilisation de techniques spécifiques de contrôle de la respiration pour les instruments à embouchure, ce qui produit un modèle de respiration artificielle prédominant et prenant le dessus sur les effets des caractéristiques respiratoires naturelles individuelles vis à vis de la production d’aérosols.

Extrait de l’étude proprement dite

L’étude mérite d’être lue dans son intégralité. Cela étant, en voici la traduction de la dernière partie pour mes fidèles lecteurs !

  1. Conclusion et discussion

Dans cette étude, nous fournissons la première investigation systématique de la génération d’aérosols pour une série d’instruments à vent grâce à la collaboration de 15 musiciens de l’orchestre du Minnesota. Nous constatons que la production d’aérosols par les instruments à vent est influencée par la combinaison des différentes techniques de respiration ainsi que par la structure de la perce et la technique d’embouchure de l’instrument. Nos résultats montrent que la concentration d’aérosols en provenance de ces différents instruments présente une variation pouvant aller jusqu’à un facteur 2. Plus précisément, le tuba produit moins d’aérosols que la respiration normale, tandis que les concentrations du piccolo, de la flûte, de la clarinette basse, du cor et de la clarinette restent dans la plage de la respiration et de l’élocution normales. La trompette, le hautbois et le trombone basse ont tendance à produire plus d’aérosols que la parole. En conséquence, nous classons ces instruments en niveaux de risque faible, intermédiaire et élevé, en fonction d’une comparaison de leurs niveaux de concentration en aérosols avec ceux de la respiration et de la parole en condition normale. Contrairement à la concentration, la distribution granulométrique des aérosols provenant de tous les bois et cuivres est approximativement log-normale4, et leurs moyennes se situent dans une fourchette étroite allant de 1,9 à 3,1 μm. De plus, nous constatons que l’étendue de la taille des aérosols varie davantage selon le type d’instrument que par rapport à leur taille moyenne. De plus et selon les instruments, la production d’aérosols dépend du niveau d’intensité de jeu et du type d’articulation employé.  À cet égard, seuls les instruments à perce droite montrent une augmentation de la concentration d’aérosol qui est corrélée au niveau d’intensité sonore, alors que cette tendance est inversée pour les instruments à jet d’air et devient peu lisible pour les instruments à structure tubulaire complexe et/ou très longue. Pour les instruments embouchure, le jeu en legato a tendance à produire plus d’aérosols que le jeu détaché, tandis qu’aucune tendance claire n’est observée en matière d’articulation pour les anches. De plus, nous constatons que les comportements respiratoires naturels de l’instrumentiste peuvent influencer positivement la génération d’aérosols lors du jeu. Toutefois, cette dépendance ne vaut que pour les instruments à embouchure et non pas pour les anches, en raison du contrôle spécifique des lèvres propre au jeu de ce type d’instruments.

Enfin, nous constatons une augmentation radicale de la concentration d’aérosols avec la flûte traversière, lors de l’utilisation de techniques de jeu spécifiques avec une augmentation de près de cinquante fois en utilisant le tongue-ram5 et d’environ cinq et trois fois plus en utilisant différentes variations du jet whistle6.

Les résultats de notre étude peuvent être généralisés pour comprendre et estimer la génération d’aérosols provenant d’autres instruments de musique qui ne sont pas inclus dans la présente étude. Par exemple, les instruments à anche simple tel que le saxophone, dont l’entrée et la sortie sont fortement coudées, sont susceptibles de produire un niveau relativement faible d’aérosols. De plus, la génération d’aérosols est probablement insensible à la variation d’intensité et aux comportements respiratoires individuels, comme cela est observé avec la clarinette basse.

En général, nos conclusions peuvent fournir des informations précieuses sur l’évaluation des risques de transmission de maladies aéroportées et sur les stratégies d’atténuation correspondantes (par exemple, la disposition des sièges et la ventilation) pour les différentes situations d’activités musicales impliquant des instruments à vent, notamment les orchestres, les groupes communautaires et religieux, les cours dans les conservatoires de musique, etc. En particulier, pour les activités impliquant des instruments à vent dont le risque est plus élevé (c’est-à-dire la trompette, le trombone, le hautbois, etc. ), des mesures préventives supplémentaires, telles que la réduction du nombre de musiciens, une plus grande distance entre les pupitres  et une meilleure ventilation, sont nécessaires par rapport aux instruments qui présentent un niveau de risque plus faible. Néanmoins, pour obtenir une évaluation plus précise de la transmission aéroportée pendant le jeu des instruments à vent, il est souhaitable d’intégrer nos conclusions aux informations sur les flux générés par les instruments et les flux ambiants (y compris la ventilation et la convection naturelle) dans des conditions spécifiques. Ces informations peuvent être déduites de mesures du débit et de la circulation des aérosols effectuées in situ ainsi que, à l’avenir, de simulations numériques.


Cet article est mis à disposition selon les termes de la licence http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/deed.fr (Attribution / Pas d’utilisation commerciale / Partage dans les mêmes conditions)

  1. Pour mémoire, MedRxiv publie des rapports scientifiques préliminaires qui ne sont pas encore relus par des pairs et qui, par conséquent, ne doivent pas être considérés comme définitifs, pas plus que comme des guides de pratique clinique ou sanitaires, ou encore comme des informations établies.
  2. Voir mes billets précédents : Covid-19 • Évaluation des risques dans le domaine de la pratique musicale (I à IV).
  3. En anglais, les instruments qui appartiennent à la « air-jet family » sont la flûte traversières, la flûté à bec et tout type de flutes traditionnelles qui se distinguent des instruments à anches (single reed ou double reed instruments) (NdT).
  4. En mécanique des fluides, la loi log-normale (aussi appelée Loi de Galton) donne une bonne approximation de la fonction de distribution en taille de gouttes à la sortie d’un aérosol ou d’un jet pulvérisé (NdT).
  5. Le tongue-ram s’obtient en projetant avec force la langue dans le trou de l’embouchure, sans souffler d’air. Le son produit correspond à une septième majeure en dessous de la note écrite (NdT).
  6. En référence à « The Jet Whistle » (« L’oiseau siffleur ») de VILLA-LOBOS. Pour produire un jet whistle la quantité d’air qui est forcée dans le corps de l’instrument par le flûtiste doit être supérieure à la quantité d’air que la flûte peut laisser sortir. De cette manière se crée une vibration de l’air qui permet d’atteindre les harmoniques de la fondamentale doigtée par le musicien (NdT).

3 Comments

  • Cher Monsieur,
    Une collègue directrice m’a fait connaître votre blog lors du confinement et je suis impressionnée par la qualité de vos articles, leur précision, votre travail de synthèse de nombre de textes qui paraissent actuellement, allant même jusqu’à traduire ceux paraissant à l’étranger ! C’est pour nous une aide considérable et je vous remercie de les partager.
    Comme l’a dit un de vos lecteurs dernièrement, vous êtes exceptionnel !
    Vous devriez proposer vos services au Ministère de la culture, ils en ont bien besoin…
    Merci encore.
    Michelle Karibian,
    directrice, Pont-Saint-Esprit

    Michelle Karibian
    Posted 7 septembre 2020 at 10h20
    • Merci ! Il faut que je fasse attention à mes mollets !
      😉

      Nicolas Stroesser
      Posted 7 septembre 2020 at 21h13
  • Un grand merci Nicolas , ces informations sont précieuses. Bien à toi Pascal.

    Gessi
    Posted 7 septembre 2020 at 11h10

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