EPA, un [impossible] marathon !

07/12/2019

Il n’est pas rare qu’un directeur ou une directrice d’établissement d’enseignement artistique ait à conduire, chaque année, plus de 80 entretiens professionnels individuels (EPA). Une situation qui n’est pas sans risques pour les personnel concernés et qui traduit également une organisation très particulière qu’on ne rencontre dans nul autre service des collectivités locales, illustrant une nouvelle fois les limites du fonctionnement de la filière de l’enseignement artistique créée en 1991 par homologie avec les personnels enseignants de l’Éducation nationale (FPE), mais dont les cadres d’emplois relèvent, et de façon stricte, de la fonction publique territoriale (FPT).

De la note à l’entretien

Instauré tout d’abord à titre expérimental au sein de quelques ministères1, la procédure de l’entretien professionnel a été étendue à l’ensemble des fonctionnaires d’État en 20122 mettant ainsi fin à un système de notation instauré en 1946 et dont il fallait bien convenir qu’il ne correspondait plus à grand chose. En effet, la quasi totalité des agents étaient notés entre 18,25 et 19,75 du fait d’effets mécaniques liés pour l’essentiel à l’ancienneté.

L’entretien professionnel annuel fait son apparition dans la fonction publique territoriale (FPT) à titre expérimental en 20103, avant sa généralisation à l’ensemble des fonctionnaires territoriaux à compter du 1er janvier 20154. Dès 2016, il s’appliquera également aux agents contractuels recrutés sur des emplois permanents par contrat à durée indéterminée ou par contrat à durée déterminée d’une durée supérieure à un an5.

Obligatoirement conduit par le supérieur hiérarchique direct, ce nouveau dispositif d’évaluation vise à mesurer le plus objectivement et le plus précisément possible la valeur professionnelle des agents. Les conditions de mise en œuvre sont explicitées dans un décret pris en conseil d’État6.

D’une façon générale, l’entretien professionnel se définit comme étant un moment d’échange et de dialogue entre l’agent et son supérieur hiérarchique direct. A la différence de la notation qui tendait à comparer les agents entre eux, l’entretien se concentre sur le travail de chacun et les résultats professionnels obtenus par le fonctionnaire eu égard aux objectifs qui lui ont été assignés et aux conditions d’organisation et de fonctionnement du service dont il relève. Outre l’évaluation de la manière de servir, il permet la prise en compte des acquis de son expérience professionnelle, le cas échéant, de ses capacités d’encadrement, de ses besoins de formation ainsi que des perspectives d’évolution professionnelle en termes de carrière et de mobilité.

Le supérieur hiérarchique direct, et non l’autorité territoriale, établit et signe le compte-rendu de l’entretien qui comporte une appréciation générale littérale traduisant la valeur professionnelle de l’agent. Ce compte rendu intervient dans l’établissement du tableau d’avancement de grade et la promotion interne ainsi que dans l’attribution d’éventuelles primes d’intéressement.

Enfin, l’article 7 du décret ci-dessus mentionné organise une procédure de révision propre à l’entretien professionnel. Dans un délai de quinze jours francs suivant la notification du compte rendu, l’agent peut saisir l’autorité territoriale (et non le supérieur hiérarchique direct) d’une demande de révision du compte rendu de l’EPA. L’autorité territoriale notifie à l’agent sa réponse dans un délai de quinze jours à compter de la date de réception de la demande. Dans un délai d’un mois suivant la notification de la réponse apportée par l’autorité territoriale, le fonctionnaire pourra demander à la commission administrative paritaire qu’elle propose à l’autorité territoriale une révision du compte rendu de l’entretien professionnel.

Un rendez-vous important

Loin d’être anodin, ce rendez-vous annuel constitue au contraire un des moments forts de la relation professionnelle entre l’agent et le cadre pour qui il peut constituer un levier managérial important. Il porte sur un très large spectre qui englobe tout autant le travail proprement dit et ses conditions de réalisation que les aspects psychosociaux liés à l’exercice des fonctions et dans lequel entrent en ligne de compte de très nombreux paramètres. Visant à mieux impliquer les acteurs de la vie de l’établissement et à les accompagner dans leur développement professionnel, ce temps d’échange personnalisé doit permettre de reconnaître et de valoriser leur engagement et leur mobilisation tout comme leur contribution aux orientations du projet d’établissement. C’est aussi le lieu où pourront être évoquées les difficultés professionnelles auxquelles un agent peut être confronté ainsi que les possibles décalages entre le travail prescrit ou attendu et le travail réalisé par ce dernier. L’entretien est centré non pas directement sur la personne mais bien sur ses réalisations effectives et sur ses compétences, en tenant compte du contexte professionnel. Bien que faisant nécessairement appel à une forme de « jugement », celui-ci ne devrait en aucun cas être un jugement de valeur porté sur la personne mais bien celui qui peut permettre la mise en valeur de ce qu’elle fait dans le cadre concret de l’exercice de son métier et dans un contexte donné.

Conduire un entretien mobilise de la part des deux protagonistes des ressources mentales qui font très largement appel à l’intelligence émotionnelle, une forme d’intelligence « qui suppose la capacité à contrôler ses sentiments et émotions et ceux des autres, à faire la distinction entre eux et à utiliser cette information pour orienter ses pensées et ses gestes7».

Réussir un entretien nécessite de la part des deux protagonistes d’y consacrer le temps qu’il convient, que ce soit pour sa préparation ou pour sa réalisation, sans oublier pour le chef de service, la réalisation d’un compte rendu fidèle. Il n’est pas rare que « tout compris », un tel entretien mobilise 75 minutes dans les emplois du temps respectifs.

Un marathon qui pose question

Si ce moment où les enjeux sont forts, nécessairement, ne revient qu’une fois par an pour l’agent évalué, il en va tout autrement pour le responsable d’établissement qui voit se répéter annuellement l’exercice jusqu’à 80 ou 90 fois et cela dans une période n’excédant pas, le plus souvent, quelques semaines !

Je vous laisse faire le calcul…

Les risques que fait peser ce marathon annuel sont très largement sous-estimés par la profession elle même et le plus souvent complétement ignoré par la hiérarchie. Quant au médecin de prévention, passé le moment de très grande surprise à l’annonce de ce mode de fonctionnement, force est de constater qu’il ne dispose d’aucun moyen d’action pour mettre fin à une telle situation qui ne devrait tout simplement pouvoir exister, au vu de la charge mentale qu’elle induit chez les personnels concernés. Outre ce facteur de risque psychosocial majeur, se pose aussi la question de l’efficience du cadre au regard de l’ensemble des autres missions qu’il est censé accomplir et dont une part ne pourra donc être réalisée ou devra être reportée.

Mais par-delà ces aspects préoccupants, cette situation illustre également un mode d’organisation interne tout à fait spécifique et unique au sein des collectivités locales. Il découle de l’absence quasi totale d’encadrement intermédiaire du fait de la position absolue de N+1 du directeur ou de la directrice pour l’ensemble des enseignants. A l’inverse des autres services où chaque responsable assure l’encadrement d’un nombre raisonnable d’agents, lesquels assurent eux-mêmes celui d’autres agents placés sous leur responsabilité.

C’est en partant de ce constat que certains établissements d’enseignement artistique tentent depuis quelques années, non sans difficultés, d’installer au sein de leur organisation une équipe d’encadrants intermédiaires qui peut permettre à certains d’entre eux de justifier du recrutement d’un nombre plus important de professeurs d’enseignement artistique (cadre d’emplois des PEA)8, ou bien d’en faire un critère entrant en ligne de compte lors de l’élaboration du tableau d’avancement pour le grade de professeur hors classe9. Une autre solution consiste à répartir la conduite des entretiens au sein de l’équipe de direction, lorsqu’elle existe. Mais même dans ce dernier cas, le nombre d’entretiens par personne reste trop important.

En l’absence d’un cadre qui pourrait être défini nationalement et, surtout, d’un accompagnement managérial adéquat , le développement de ce type d’organisation se heurte très souvent aux enseignants qui considèrent qu’« il n’est pas sain que des collègues s’évaluent entre eux », ajoutant également que « ce n’est pas comme cela que cela fonctionne à l’éducation nationale ». Ce poids des représentations — car c’est bien de cela dont il s’agit — constitue un frein réel au développement de ce type d’initiatives qui n’ont pourtant rien d’illégal et qui relèvent de simples mesures d’ordre intérieur pour la collectivité.

Mais puisqu’il est fait mention du principe d’homologie avec la fonction publique d’État, qu’en est-il exactement ? 

3 rendez-vous de carrière (seulement !)

Mise en œuvre tout récemment la réforme date de 201710, ce nouveau système qui lie l’inspection à des rendez-vous de carrière entend répondre au souhait largement partagé de sortir d’un système reposant exclusivement sur l’inspection et qui était jugé comme très infantilisant par une majorité d’enseignants, du fait de son aspect très vertical et descendant, l’inspecteur décidant quand il inspecte, observe, fait son rapport et arrête la note chiffrée.

Ces trois rendez-vous de carrière constituent des temps dédiés qui permettent de porter un regard sur une période de vie professionnelle (en moyenne tous les 7 ans), à des moments où il semble pertinent de faire le point sur le chemin parcouru professionnellement. Tout comme pour l’entretien annuel de la FPT, il s’agit d’un temps d’échange sur les compétences acquises et sur les perspectives d’évolution professionnelle.

Pour les enseignants du 1er degré, chaque rendez-vous comprend une inspection et un entretien avec l’inspecteur qui a conduit l’inspection. Pour ceux du 2nd degré, ce temps particulier comprend une inspection, un entretien avec l’inspecteur qui a conduit l’inspection et un entretien avec le chef de l’établissement dans lequel il est affecté.

Le ministère propose, sans obligation aucune, de compléter un document pour permettre d’anticiper le contenu des entretiens et de le remettre éventuellement à son inspecteur et à son chef d’établissement. De la même manière que pour l’EPA, chaque rendez-vous donne lieu à l’élaboration d’un compte rendu qui repose sur le référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation de 2013. Tout enseignant peut également saisir l’autorité compétente d’une demande de révision de l’appréciation finale de la valeur professionnelle.

Correspondant comme on peut le voir aux mêmes attendus que l’EPA et s’inscrivant dans une logique similaire qui fait suite à la suppression de la simple note pédagogique et administrative, il faut en revanche souligner la différence fondamentale qui existe entre les deux systèmes en matière de périodicité : annuelle pour l’un (FPT) et réduite à trois rendez-vous seulement sur l’ensemble de la carrière pour l’autre (FPE), allégeant ainsi de façon drastique la charge que représente un tel exercice, tant pour l’inspecteur que pour le principal ou le proviseur, lesquels deux, notamment, disposent alors enfin du temps nécessaire à l’exercice de leurs autres missions.

Un dernier « petit détail » : dans une de ses dernières publication, la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) recense 17 510 personnels d’encadrement11… très loin des effectifs du corps d’inspection de notre DGCA !


Cet article est mis à disposition selon les termes de la licence http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/deed.fr (Attribution / Pas d’utilisation commerciale / Partage dans les mêmes conditions)

  1. Loi n° 2007-148 du 2 février 2007 de modernisation de la fonction publique
  2. Décret n° 2010-888 du 28 juillet 2010
  3. Voir dispositions du décret n° 2010-716 du 29 juin 2010 portant application de l’article 76-1 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 modifiée portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale.
  4. Article 76 de la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (loi MAPTAM).
  5. Décret n° 2015-1912 du 29 décembre 2015 portant diverses dispositions relatives aux agents contractuels de la fonction publique territoriale.
  6. Décret n° 2014-1526 du 16 décembre 2014 relatif à l’appréciation de la valeur professionnelle des fonctionnaires territoriaux.
  7. Salovey, P., & Mayer, J.D. (1990). Emotional intelligence. Imagination, Cognition, and Personality, 9, 185-211. Cité par Wikipédia. Page consultée le 03/12/2012.
  8. Tel est le cas, par exemple, de la Maison des Arts de Saint Herblain (CRC), dans la région nantaise.
  9. Tel est le cas, par exemple, des CRR de Bordeaux, Caen et Chalon sur Saône.
  10. L’évaluation des personnels du premier et du second degré est désormais fixée par le décret 2017-586  du 5 mai 2017 complété par l’arrêté du 5 mai 2017 modifié par celui du 21 juin 2019, sous la forme de trois rendez-vous de carrière : 6ème échelon et 8ème échelon de la classe normale et accès à la hors classe.
  11. Personnes ayant des fonctions de direction, d’inspection ou faisant partie de l’encadrement supérieur (recteurs, inspecteurs généraux, directeurs académiques des services de l’Éducation nationale).

3 Comments

  • Bonjour,
    Merci pour vos articles toujours passionnants.
    Je suis directrice d’un établissement dans lequel chaque membre de l’ équipe de direction prend en charge les entretiens des agents de son pôle, ce qui peut déjà en représenter un nombre conséquent. Cette organisation ne fait pas l’unanimité chez les collègues enseignants, certes. Mais cela se passe neanmoins de manière satisfaisante. Ainsi que vous le soulignez, elle permet que des rencontres et discussions de qualité soient menées, et qu’elles soient préparées dans de bonnes conditions par les encadrants.
    Par ailleurs, travailler avec ce type d’équipe de direction permet d’avancer en mode collaboratif, ce qui est prôné dans ma collectivité, et particulièrement intéressant managerialement parlant.

    Delphine Pascault
    Posted 7 décembre 2019 at 13h22
  • Bonjour,
    En tant que directeur des études de CRR, j’évalue cette année un peu plus de 80 des 191 enseignants de la structure. « Le marathon » débute en novembre et devrait se terminer fin janvier, mais je parviens toujours à négocier pour ne rendre mes copies que pour les vacances d’hiver. Les entretiens sont effectivement importants pour entretenir un dialogue avec chacun, il permet de faire remonter beaucoup de choses, positives ou négatives, de formuler des souhaits pour des formations notamment. Par le passé lescontractuels étaient exclus de la procédure ce qui n’est aujourd’hui plus le cas.

    Herve Rémond
    Posted 7 décembre 2019 at 15h51
  • Bonjour et merci pour vos articles toujours bien documentés et présentés !

    Je suis directeur d’une petite école de musique de la Manche et confronté moi aussi au marathon de ces entretiens, qui sont au nombre de 27 cette année… Impossible de les répartir envers quelqu’un d’autre car l’équipe de direction c’est moi seul… Je sais donc que tout le travail non fait pendant ces entretiens devra être réalisé à un autre moment, ce qui veut dire des semaines de parfois plus de 60h au bureau (et je ne compte pas le travail à la maison)…
    On le dit souvent et vous l’écrivez d’ailleurs aussi, le statut de la filière enseignement artistique devrait être revu et corrigé ! Ne parlons même pas de la mise en application du RIFSEEP…

    Cordialement.

    D. PREVOT
    Posted 9 décembre 2019 at 10h53

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