Personnels de direction des conservatoires : entre mobilité choisie et mutation subie

11/11/2019

Dans le numéro 528 de la Lettre du Musicien, Olivier Bouet, professeur et piano et compositeur, évoque dans une tribune intitulée « La valse des directeurs », les difficultés que rencontrent les directeurs dans l’exercice de leurs fonctions. Une question d’actualité !

Qu’elle prenne la forme d’une valse heureuse ou malheureuse, la mobilité des responsables d’établissement d’enseignement artistique ne constitue pas, à la différence des personnels de direction de l’éducation nationale, un élément fondamental de leur statut, du fait même de leur appartenance à la fonction publique territoriale, qui rend impossible tout mouvement de mutation organisé au niveau national.

A l’inverse des principaux de collège et proviseurs de lycée pour qui le processus de mutation est intrinsèquement lié, dans la très grande majorité des cas, à une promotion découlant de l’évaluation individuelle de leur action au regard d’objectifs fixés et qui traduit une reconnaissance, par les autorités académiques, de leur valeur et du travail accompli. Pour ces personnels, la mutation se présente à la fois comme une « opération de distinction » et comme « un élément fondamental pour la réforme de l’État et l’efficacité du service public »1.

Mobilité statutaire pour les uns

Cette mobilité est même obligatoire au terme de 9 années passées dans un même établissement et ils y sont fortement encouragés dès la 7ème année. Dans la réalité, le pic se situe entre 4 et 5 ans pour les chefs d’établissement et 3 ans pour leurs adjoints. Elle concerne chaque année près de 30% d’entre eux2.

Nul doute qu’avec une telle fréquence, la mobilité fait donc partie intégrante de l’identité profession­nelle de ces cadres. Elle impacte fortement la manière avec laquelle ils réalisent leur travail et, par voie de conséquence, les établissements scolaires dans lesquels ils exercent. Cette spécificité souvent méconnue est susceptible d’encourager « la capacité d’extériorisation qui est une condition évidente de reconnaissance de leurs compétences par l’extérieur. […] Le faire-savoir est, selon la formule banale, plus important encore que le savoir-faire »3 et cela d’autant plus que la culture de l’évaluation est de plus en plus forte dès lors qu’il s’agit de “piloter” ces établissements au moyen d’indicateurs dont la caractère bureaucratique ne manque pas d’interroger parfois. De même, en privilégiant l’efficacité immédiate et l’action concrète, cette forme de gestion des ressources humaines qui s’effectue au niveau national et selon un cadencement rapide, présente l’avantage de limiter fortement l’exposition des personnels de direction face à des équipes pédagogiques qui peuvent avoir du mal à faire face au train de réformes lancées par leur tutelle et qui pourraient être tentées d’en faire porter l’entière responsabilité à leur supérieur hiérarchique direct.

Mobilité choisie pour les autres

Pour les directeurs et directrices de conservatoire, la situation est tout autre. Leur mobilité, qu’elle soit de nature géographique ou fonctionnelle comme, par exemple, diriger différents types d’établis­sements, procède forcément d’un choix personnel à divers moments de leur carrière, en fonction des vacances de postes et des opportunités. Il arrive aussi qu’elle résulte d’une forme de choix subit, du fait d’une situation professionnelle difficile ou d’un conflit de valeur avec la collectivité, ce que pointe avec beaucoup de justesse Olivier Bouet dans sa tribune.

Coopérer !

Le cadre de cet article ne peut épuiser un sujet aussi complexe. Qu’il me soit permis d’apporter quelques pistes de réflexion afin de permettre de nourrir la discussion entre équipes pédagogiques et équipes de direction. Car c’est bien de cela dont souffrent aujourd’hui beaucoup d’établissements : l’absence d’espaces de discussions organisés où l’on puisse réellement parler du travail.

La montée du thème de la souffrance au travail dans l’espace public est préoccupante. Elle résulte pour une large part de notre impuissance à nous saisir des questions liées à l’organisation du travail. Christophe Desjours souligne que « les pathologies mentales sont électivement liées à l’organisation du travail, cependant que les maladies du corps sont liées aux conditions de travail4 ». Pour lui, « le travail ne se déploie pas que dans le monde objectif, il engage le monde social, les normes et les valeurs relatives au bien et au mal, au juste et à l’injuste, à l’équitable et à l’inéquitable ».

Toute organisation se trouve confrontée à ce qu’on appelle des conflits de rationalité et il n’y a pas de solution miracle pour y faire face. La seule façon de les traiter, c’est d’élaborer des compromis sur la base d’une délibération entre toutes les personnes impliquées. Des instances existent comme, par exemple, le conseil d’établissement, les départements pédagogiques ou encore le conseil pédagogique qui « a pour mission de favoriser la concertation entre les professeurs, notamment pour coordonner les enseignements, la notation et l’évaluation des activités scolaires et de préparer la partie pédagogique du projet d’établissement »5. A cet égard, il faut rappeler que l’installation récente (2005) de ces conseils pédagogiques a suscité chez certains enseignants la crainte que ce soit l’amorce d’une hiérarchie intermédiaire poussant le SNES6 à « refuser que des collègues ne soient plus vraiment des pairs, mais des intermédiaires entre le chef d’établissement et les enseignants, avec ce que ça pourrait leur donner comme pouvoir, ou en tout cas semblant de pouvoir ».

Primus inter pares, le premier d’entre ses pairs ! Tel est pourtant bien l’origine du mot « principal », de même que le mot collège désignait, au XVII° siècle, une association, une corporation ou une confrérie fonctionnant sur le principe de la « collégialité ». Or, la représentation dominante en France est celle du chef d‘établissement seul contre tous. Cette conception génère des asymétries de pouvoir et d’information, horizontales et verticales importantes dans lesquelles la confiance peine à s’installer, comme en témoigne cette réaction syndicale. Plus que jamais, c’est de solidarité dont ont besoin nos équipes. Cette solidarité passe par la reconnaissance mutuelle, tout comme elle appelle à une confiance partagée.

Des évolutions notoires

Les deux métiers d’enseignants et de directeurs connaissent aujourd’hui de fortes mutations. Les dernière réformes territoriales et les contraintes budgétaires bien réelles qui pèsent sur les collectivités locales ne sont pas sans incidences sur les conservatoires qui ne dépendent pas (ou si peu) de l’État et qui ne peuvent donc être considérées comme des services déconcentrés censés mettre en œuvre une politique publique qui aurait été définie unilatéralement les fameux “textes cadres” par le ministère de la Culture.

De façon légitime, puisque démocratiquement élus, des édiles locaux souhaitent impliquer les conservatoires que leurs collectivités financent à plus de 90% dans le cadre de leurs politiques culturelles, tout comme ils l’ont fait, souvent avec succès, avec leurs bibliothèques.

N’est-ce donc pas aux « techniciens » qu’il revient de formuler et mettre en œuvre des propositions concrètes qui doivent répondre à cette double exigence : remplir des missions relatives au service public de l’enseignement artistique et pouvant être pensées de façon harmonisée pour l’ensemble du pays, d’une part, tout en s’affranchissant de l’uniformité d’un modèle très largement hérité et qu’il doit être possible d’interroger, afin de mieux prendre en compte les réalités locales, d’autre part.

Cette contradiction qui existe entre ces deux exigences est réellement complexe. Elle impacte singulièrement la fonction des responsables d’établissement qui passent d’un rôle de gestionnaire à un rôle de manager à qui l’on demande d’être un excellent pédagogue assorti d’une forte légitimité artistique.

Elle complique tout autant l’exercice du métier d’enseignant dont le périmètre évolue fortement, provocant chez certains la crainte d’une intrusion dans leur pédagogie et d’une réduction de leur autonomie… à moins que ce ne soit – ce qui serait plus contestable, de leur indépendance. Il arrive en effet parfois que des enseignants (peu nombreux, j’en suis convaincu !) conçoivent leur métier comme une profession libérale, refusant toute hiérarchie de proximité et estimant que la moindre remarque faite par leur chef de service constitue un empiètement intolérable sur leur propre territoire. Il est probable que de tels enseignants se trouvent au cœur de contradictions qui dépassent les chefs d’établissement eux-mêmes. Ils peuvent cependant, hélas, être source de tensions très fortes au sein d’une équipe pédagogique.

Managers de la République !

Anne Barrère propose cette expression7 pour tenter de sortir de cette injonction contradictoire qui existe entre les deux formes d’exigence évoquées plus haut. Les responsables d’établissement sont à la croisée d’un mouvement de modernisation résultant d’évolutions multiples et de nature très différentes et d’un système qui a ses propres valeurs auxquelles ils sont attachés tout comme les enseignants avec qui ils travaillent au quotidien. Ces valeurs peuvent être difficiles à défendre aujourd’hui au regard de la commande politique lorsqu’elle existe, des évolutions de la demande sociale et des processus de rationalisation propre au nouveau management public qui n’est pas sans poser de lourdes interrogations quant à son impact sur la qualité de vie au travail.

Autant de prétextes à d’importants conflits de rationalité qu’il faudra tenter de résoudre en se tournant vers le travail vivant et en réhabilitant les espaces de délibération collective. Là réside très certainement la responsabilité première d’un.e chef.fe d’établissement.

Un collectif de travail, stricto sensu, n’est constitué que sur la base de règles qu’il a bâties par la délibération collective. Lorsqu’un accord est obtenu, par consensus ou par arbitrage et qu’il est enregistré et stabilisé, il constitue un accord normatif. […] Le vivre ensemble, la convivialité ne sont pas un supplément d’âme de l’entreprise et ne se forment pas dans un espace spécifique ou par des initiatives et des exhortations extérieures au travail vivant. La convivialité est une production de l’activité déontique et c’est elle qui témoigne des conditions nécessaires à l’exercice des intelligences singulières8.

Rendre possible l’émergence de toutes les intelligences singulières au sein d’une équipe professionnelle afin que l’intérêt collectif dépasse la somme des intérêts individuels, telle est probablement la première des missions de celui ou celle à qui a été confiée cette belle fonction de leader.

Une fonction ô combien exigeante et qui nécessite beaucoup d’humilité de la part de celles et ceux qui ont choisi de l’exercer !


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  1. Protocole d’accord relatif aux personnels de direction (BOEN N°1, 3 janvier 2002).
  2. On dénombrait 13 500 personnels de direction en 2017-2018 (Bilan social du MEN et du MESRI).
  3. GRELLIER Yves – Profession, chef d’établissement. Paris : ESF, 1997 ; p. 51.
  4. DEJOURS Christophe – Le choix ; Souffrir au travail n’est pas une fatalité, Paris : Bayard édition, 2015.
  5. Code de l’éducation Article L421-5 ; Modifié par Loi n°2005-380 du 23 avril 2005
  6. Syndicat national des enseignements de Second degré.
  7. BARRÈRE Anne – Sociologie des chefs d’établissement. Les managers de la République. Paris, Armand Colin, 2006.
  8. DEJOURS Christophe – Le choix ; Souffrir au travail n’est pas une fatalité, Paris : Bayard édition, 2015. p. 171.

5 Comments

  • De nombreux exemples inspirants d’organisations innovantes tentent aujourd’hui de répondre à ces questions. Le livre Reinventing Organisations de Frédéric Laloux est l’un de ceux qui explore cette thématique. Intelligence collective, refonte complète des procédures rh recrutements, entretiens pro, prise de décision par sollicitation d’avis, autogouvernance, espaces de recueillement … sont des leviers pour faire du travail un lieu épanouissant. Le cadre de la fonction publique territoriale semble néanmoins encore trop peu souple pour envisager une mutation profonde de nos organisations mais il y a assurément de la matière pour s’inspirer.

    Benoit Dussauge
    Posted 11 novembre 2019 at 9h35
  • Bon résumé de la situation. Merci Nicolas. Les changements de postes peuvent, pour les enseignants comme les directeurs, résulter de volonté personnelle pour enseigner dans ou diriger un établissement plus important. Ce peut être aussi pour raisons familiales, comme faciliter les études supérieures des enfants pour quelqu’un qui dirigeait en DOM-TOM et revient en métropole.
    (Pour l’instant) le statut de la fonction publique permet, par la mutation, le détachement ou la disponibilité, d’enrichir sa compétence et son expérience professionnelle en dirigeant tant en France en FPT qu’en associatif, qu’à l’étranger, voire devenir inspecteur au ministère de la culture! Les directeurs changent ainsi de projet et de villes et c’est aussi une manière de ne pas se scléroser dans des habitudes. Mais rester toute sa carrière dans un même établissement c’est aussi une belle tranche de vie et le directeur devient aussi, pour le meilleur comme le moins bon, l’image de “SON” conservatoire. Cela deviendra de plus en plus rare et il n’y a pas de raison de le regretter ni sans réjouir.
    Vive la valse, à son tempo!

    Scieszka
    Posted 11 novembre 2019 at 9h57
  • Merci pour cet article, comme toujours documenté, sérieux et positif. C’est un régal de vous lire. Personnellement je ne peux plus entendre parler d’organisation du travail sans repenser à l’ouvrage de la sociologue Marie-Anne Dujarier, Le Management désincarné, qui documente précisément les soucis concrets qui se posent entre équipes productives et management. Une mine…
    Un grand merci de partager toute cette veille qui enrichit notre réflexion.

    DELAY Marie-Claire
    Posted 11 novembre 2019 at 10h45

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