Article paru dans La lettre du Musicien (N° 415 – Avril 2012)
TRIBUNE Dans notre numéro 417, Pascal Franck évoquait, dans une tribune « I have a dream ! », l’enseignement tel qu’on le pratiquait autrefois, ik y a trente ans. Un directeur de conservatoire lui répond.
« Je rêve qu’un jour, notre nation se lèvera pour vivre véritablement son credo : Nous tenons pour vérité évidente que tous les hommes ont été créés égaux […] ».
Lorsque que Martin Luther King prononça ce discours, son rêve se voulait prémonitoire et certainement pas l’expression d’un retour au passé. L’inverse de ce que nous propose Pascal Franck, en quête d’on ne sait quel âge d’or, à l’image de ceux qui ont bien du mal à se défaire de la nostalgie de l’école de Jules Ferry.
Difficile, en effet, d’imaginer que ce petit conservatoire municipal de la région parisienne dans lequel se côtoyaient (c’était il y a trente ans) élèves de 1er, 2ème et 3ème cycles à profusion, (…) travaillant avec des musiciens de tous horizons, de la chanson populaire aux arias les plus complexes en passant par le jazz et l’improvisation n’ait pu exister autrement qu’en rêve !
Mais, comme le dit François Dubet à propos de l’école de la troisième République qui, rappelons le, n’était pas l’école de tous (!), « malheureusement cette nostalgie si sympathique participe, souvent à son insu, d’une rhétorique de la chute et de la décadence. Ainsi donc, si nous pensons que l’École de la troisième république a atteint la perfection d’un âge d’or, alors toutes les mutations, tous les changements, toutes les réformes qui suivent, seront jugés comme une dégradation, comme une atteinte portée aux valeurs et aux fondements de la République elle-même[1] ».
Si l’on peut souscrire à une part du constat dressé par Pascal Franck (1er cycle hypertrophié, 2ème cycle déserté et 3ème cycle inexistant, parfois), difficile, en revanche, de partager sa vision quelque peu caricaturale d’élèves qui n’entendent plus, ne lisent plus, n’écrivent plus, ne chantent plus et, surtout, ne travaillent plus !
On notera à quel point cet article illustre, par ses références (« grands » élèves destinés aux seuls CNSMD, 3ème cycle spécialisé, professionnalisation, notion d’exigence, …), « cette ligne de partage qui oppose le milieu musical et ses institutions aux autres parties engagées dans l’école de musique : Parents, Etat, enfants, réduits à formuler leur demande en termes « externes » que le musicien peut toujours récuser pour des raisons « internes » à la musique. En d’autres termes, elle sépare les usagers pour qui la musique est un moyen (de se cultiver, de se définir, de se divertir, de satisfaire les électeurs…) et les musiciens qui ont les moyens de faire de la musique sa propre fin : de se battre pour qu’elle soit reconnue d’utilité publique, enseignée, subventionnée, non de s’interroger sur son rôle ou son rapport à la demande. Version moderne plus prosaïque mais plus réaliste des théories de l’art-pour-l’art, la musique pour la musique devient la musique pour le musicien : la capacité qu’a un milieu organisé d’imposer ses critères de formation et d’auto-reproduction, pour obtenir des ressources tout en se protégeant des servitudes de la demande[2] ».
S’en remettre à cet âge d’or, quant bien même aurait-il existé, n’est d’aucun secours !
En effet, tant qu’on se contentait d’enseigner à ces élèves dotés du « bon » capital culturel et à qui était assigné d’office une bien étrange propriété – le désir de musique -, les choses étaient, en définitives, assez simples. Mais il se trouve que le contexte générationnel a profondément changé ces vingt dernières années.
Comme le souligne Sylvie Octobre, « la révolution numérique provoque une évolution des pratiques et consommations, mais également des représentations et positions symboliques des objets culturels dans les jeunes générations. La deuxième massification scolaire, de même que la généralisation de l’accès aux consommations culturelles, ont par ailleurs progressivement engendré une mutation des échelles de légitimité, une porosité croissante du lien entre culture et savoir et une mutation des liens entre capitaux culturel et scolaire [3] ».
Railler ces jeunes gens au sujet du temps passé sur les réseaux sociaux ou devant leur écran d’ordinateur revient à méconnaître totalement l’évolution de leurs modes de consommation liés au numérique tout comme la modification du rapport qu’ils entretiennent aux pratiques culturelles préexistantes (lecture, écoute musicale, pratique artistique) et, d’une façon plus générale, au savoir. Aujourd’hui, ce sont bien souvent les enfants et les adolescents qui innovent et expérimentent, remettant ainsi profondément en cause un mode de transmission verticale entre des adultes ne pouvant plus tout savoir et des enfants – les sciences cognitives le démontrent- qui n’ont plus la même tête [4].
Parallèlement à cette (r)évolution technologique, le public qui se tourne aujourd’hui vers les conservatoires s’est aussi profondément élargi, entraînant une diversification des modes d’accès, des pratiques et des apprentissages.
Raisons pour lesquelles ces établissements ont besoin, non pas de « professeurs médiocres et poussiéreux » mais, bien au contraire, d’enseignants formés et capables de mettre en œuvre une « pédagogie du sens » pour susciter ce désir d’apprendre[5] qui fait si cruellement défaut à « ces enfants [qui] sont devenus des consommateurs et ne doivent surtout plus apprendre quoi que ce soit » comme l’indique, dépité, Pascal Franck.
Ne plus prendre sa propre définition de la musique, du théâtre ou de la danse pour la seule qui existe, ne plus considérer que l’acquisition d’une pratique instrumentale ou vocale ne puisse se faire que de façon univoque et normée – c’est juste ou faux –, permettre que la pratique artistique puisse aussi être assimilée à un loisir, espace de détente et d’épanouissement, au côté d’une pratique plus intense pour celles et ceux qui le souhaitent et qui y seront encouragés, … Bref, prendre conscience du fait qu’un seul et même discours pour tous n’a aucune chance de s’adresser à tous ! S’il est un rêve auquel aspirent de très nombreux conservatoires, c’est bien celui-là.
Contrairement aux images trop souvent renvoyées par les médias, et même si beaucoup reste à faire, ce rêve devient, et plus souvent qu’on ne veut bien le dire, une réalité ; C’est heureux !
[1] In Philippe Merieu , L’école et les parents: la grande explication, Plon, 2000
[2] Antoine Hennion, Comment la musique vient aux enfants, Anthropos, 1988
[3] Sylvie Octobre, Pratiques culturelles chez les jeunes et institutions de transmission : un choc de cultures ? Culture et prospective 2000-1, Département des études, de la prospective et des statistiques, http://www.culture.gouv.fr/deps
[4] Michel Serres, Petite poucette, Le Pommier, 2012.
[5] Philippe Merieu, ibid.